« Il
rêve, couché sur un parquet, dans les bras de sa mère dessinée à la craie,
tous les soirs en secret ce dessin il le fait, trait pour trait, à partir d’un
portrait ».
Le cancer de ma mère s’est généralisé.
Le verdict est tombé cette semaine, sans
grande surprise. Nous entrons désormais dans une phase d’attente, celle de sa
mort inéluctable, dans l’attente également de la dégradation lente mais
certaine de son état physique et mental.
L’état d’Hicham aussi s’est dégradé,
brutalement. Il a perdu l’usage de sa main droite et sa jambe droite déconne
elle aussi.
Nous sommes arrivés à Belfort sans encombre.
La ville est pareille à la première idée
que je m’en étais faite.
Froide, sans grande beauté, une Duchère
à grande échelle.
Alors je pense à mes classes, et je me
dis que je ne tiendrais pas si les gosses ressemblent à ceux qui courent les
rues d’ici.
Je vois Hicham sur le balcon, dehors
certes, mais enfermé sur le balcon quand même. Parfois je me dis que c’est bien
égoïste de l’avoir fait venir ici avec moi, que pour le temps qui lui reste à
vivre, c’est à Rennes qu’il aurait été le mieux. Un peu comme mourir au
paradis, le paysage de l’océan comme dernière vision, le bruit des vagues comme
dernier son et l’iode comme dernière odeur.
Tout semble s’acharner sur lui ces
derniers jours, perte de la mobilité de sa main droite, de sa jambe droite,
perte de ses facultés d’élocution et réflexive, arrivée à Belfort près des
montagnes qu’il déteste, l’écran de son pc cassé.
Mais pouvait-on s’attendre à autre chose ?
Quand bien même ma mère s’est battu de toutes ses forces, elle est à présent
condamnée à court terme, alors pour quelqu’un qui ne se bat pas plus que sa
passivité ne l’exige et qui chaque jour continue d’embrasser son assassin, n’y
a-t-il pas là une sorte de justice morbide ?
Il y aura bien eu un avant et un après
Belfort. Il y aura eu Rennes et tout le reste à venir qui tranchera en tous
points, jusqu’à ce que la roue tourne.
Dans la ville, je ne me sens en sécurité
nulle part, retrouvant mes bons vieux réflexes de baisser les yeux, de me tarir
le plus possible pour disparaître dans la masse.
Il y a alors l’appartement, beau mais
pas fonctionnel du tout, il a au moins le mérite de me faire m’y sentir à l’abri
de l’extérieur malgré le bruit incessant des voitures du dehors, simple vitrage
oblige.
Bientôt ce sera la rentrée scolaire, et
l’immeuble étant cerné par une école et un collège, je me dis que ce sera
définitivement l’enfer pour Hicham, moi je serai au boulot, je ne connaitrai
donc pas les désagréments des braillements des gosses pendant les récrés.
Je sais qu’il faut voir le bon côté des
choses, alors j’énumère mon emploi à vie, mon chat, mon salaire, ma sœur aînée,
mon père en bonne santé avec lequel je fais des projets de « veufs »,
comme si nos amours respectifs n’étaient déjà plus là.
Dire que j’en veux à la vie est peu
dire. Tout est toujours à double tranchant, il faut espérer, il faut aimer la
vie, aimer vivre, vivre, je le prône, mais il devient difficile de continuer à
le prôner lorsque c’est avec les larmes aux yeux que l’on se réveille et les
larmes aux yeux que l’on s’endort.
Je prends donc du xanax, comme me l’avait
prescrit le médecin à l’annonce du cancer d’Hicham. Et bientôt j’irai voir un
nouveau médecin et je me ferai suivre pour mon « état » que je sens
se rapprocher de ce que l’on pourrait appeler une lente mais sûre dépression.
Peut-être que je demanderais à me faire suivre par un psychiatre également, les
évènements à venir seront trop lourds, et ici je suis seule, mon chat pour
unique et constant réconfort.
Je pense à ma mère, le moins possible en
fait, parce que dès lors que je pense à ce seul mot « maman », les
larmes me montent aux yeux et je dois retenir un gouffre sans fond de sanglots
qui me brûlent la gorge.
Quand je pense à mon père, je n’ose pas
imaginer sa souffrance à venir, pourtant je le sais fort et je sais qu’il
tiendra le coup, avec notre aide, notamment celle de Laetitia qui saura lui
transmettre sa force, qui l’accompagnera à chaque pas et qui parviendra à le relever
du néant que sera devenu son quotidien.
Noël sera bien triste cette année, et j’arrête
déjà ceux qui me disent de ne pas être pessimiste, je le sens, je l’ai écrit il
y a déjà quelques semaines, tout ira vite, et en effet, tout va vite, déjà, très
vite, trop vite.
Je n’ai plus aucune envie de sourire, ni
de manger, ni de parler, je me force, parce qu’Hicham a besoin de moi, je
crois, veux m’en persuader, me persuader que je lui suis utile à quelque chose,
véritablement, pas seulement pour couper sa viande, mais à quelque chose de
plus profond, que je lui sers à endurer les changements qu’il subit, parce que je me sens aussi tellement coupable
d’être ici dans cette ville alors que tout lui était si agréable à Rennes,
parce que j’aimerais me dire que face à cette maladie de merde qui détruit les
vies sur son passage je peux quand même quelque chose, lui faire face en me
mentant, en disant que les choses peuvent s’arranger en sachant que si ces
choses s’arrangent ce ne sera que pour un temps, le temps de l’espoir qu’elle
se plaît d’avance à ravager.
Alors en attendant, il faut bien faire
comme si on étant vivant, on mange quand même, on sourit quand même, on parle
par automatisme, pour meubler le silence, on achète des tapis de baignoire, des
balais, des serpillères, tout ce qui sert aux vivants qui vivent, parce qu’après
l’enfer, il faudra vivre encore, revivre, renaître, faire abstraction, oublier
peut-être, oublier tout, les réveils à deux, les films dans les lits, ne plus
jamais souhaiter « bonne fête maman », ne plus jamais appeler quelqu’un
« maman », un mot mort avec la personne qu’il désigne. Mes deux amours,
deux sur quatre, disparaître bientôt.
Tu avais donc raison, « chacun est seul. »