Le Parfum d'Ordalie

PREMIERE PARTIE
La transparence de toutes les choses qu'on ne dit pas.



CHAPITRE I




Elle était là, entièrement nue et offerte, belle, sans plus de grâce, son sexe affamé, le ventre creux, les cuisses encore ouvertes.
Elle ne m’inspirait plus même l’ombre d’une agonie et je la contemplais, étendue et dormant, son corps onduleux  suintant l’extase, avec le plus parfait regard que peut faire naître seule la pitié d'une femme.
Elle incarnait dès lors l’arrogance humiliée et prenait le teint d’une fleur qui se fane.
Je n’avais pour elle plus d’autre désir que celui de la voir me supplier de l’aimer encore, comme si ce sentiment pieux m’avait à son égard déjà habité.
Je riais par avance des flots de larmes qui viendraient, au lieu de sueurs et d’étreintes charnelles, souiller de leur sel ces draps sans couleur.

Elle s’éveillait par instant, tournait sa tête vers moi avec un sourire satisfait que dessine habituellement la niaiserie du sentiment amoureux. Ses yeux étaient plein d’une reconnaissance dont j’ignorais l’origine. Elle se tournait de côté, puis à nouveau vers moi, avant de s’affaler sur le ventre, le visage contre la taie de soie, la bouche entrouverte laissant ses lèvres ballantes qu’elle humectait de salive d’un goût qui par avance m’écœurait.  Je voyais par intervalle sa poitrine étouffée se soulever, faisant se muer son dos de la nuque à la chute des reins. Il fût un temps où j’étais allongé là, contre elle, où je la regardais de près, respirais son parfum de mûre sauvage et caressais ses formes en refrénant une érection, passant ma main dans ses cheveux en bataille, d’un châtain semblable à un morne tapis de feuilles d’automne.
Maintenant je suis à ma fenêtre et je la vois vieillir, elle si jeune, devenant si laide, et je fume frénétiquement ces cigarettes sans filtre qu’elle prend toujours plaisir à allumer. C’est  son haleine qui se consume dès lors que je recrache la fumée au dehors. Je la vois se disperser et je me sens mieux. Je la laisse dormir, lassé du spectacle. Je sors sans faire de bruit, non pour ne pas abréger son sommeil, mais pour être seul dans le ridicule dans lequel cette scène de remémoration absurde m’a plongé.

Dehors la brume enveloppe chaque parcelle de trottoirs, c’est une autre fumée qui me ramène encore à elle, j’entre dans un bar, commande un café serré et un grand verre d’eau. Je m’assieds à une table près des vitres et je contemple la cohue d’une journée qui s’éveille. Un matin comme les autres où les vieilles non encore coiffées promènent leur chien qui laissent leur joli repas de la veille sur le bas-chaussée en remuant leur queue de soulagement, où les guinguettes se font livrer leur bouffe asiatique à moitié périmée et où les putes, tout fard coulé avec un regard de sainte Vierge, sortent de leur hôtel pour trouver un coin de crasse où tapiner le soir venu.
Voilà que la foule se met à geindre et à courir sur les routes, faisant s’empaqueter les bagnoles à cause d’une misérable pluie  qui semble s’assommer sur le béton.  Je n’ai jamais compris pourquoi les gens se mettaient à courir sous la pluie, devenant des déambulateurs de cordes qui se rentrent dedans comme des auto-tamponneuses, et qui se mettent à râler à chaque impact, insultant l’autre infirme de ne pas ouvrir assez les yeux, de ne pas regarder devant lui. Et après c’est le défilé des autobus qui prennent leur pied à tremper les écolières en jupes uniformes en rasant les caniveaux. Les petites vieilles aux chiens poussent des cris, c’est bien connu, on ne sort pas un clébard sans son anorak quand il pleut, le poil mouillé ça pue, les vieilles n’aiment pas çà, avoir à essuyer les poils de leur clébard… La place la plus à plaindre était celle des chemises et des porte-documents qui se prennent toute la flotte dans la tronche en recouvrant la tête des costard-cravates, qui les prônent bien haut au dessus de leur crâne pour ne pas que le gel, avec lequel ces messieurs se sont recouverts les cheveux pendant à peu près une demie heure pour être sur qu'aucun épis ne pointe son nez et ne ruine l'impeccabilité de leur perruque, ne coule sur leur blaser Saint-Laurent, rajoutant alors une autre tache à leur curriculum. Rien que du beau monde, tout çà. Une utopie, qu’on pourrait dire, à voir comme çà, de derrière une vitrine.
Voilà que je baille devant cet autre spectacle tout aussi lassant que celui de l’intérieur. Je recommande un café et demande à ce que l’on me rajoute un croissant au beurre de la veille, -non pas qu’ils soient meilleurs ou que le goût rassit des viennoiseries me plaise plus que le moelleux d’un croissant que l’on sort du four - mais ici ils les font à moitié prix, ce qui me permet, sans avoir à me torturer la conscience, d’en manger deux pour le prix d’un, et de prendre un café supplémentaire sans être déficitaire d’un centime.

     Voilà qu’elle arrivait, slalomant entre les gouttes, une longue robe beige clair et des sandales aux pieds. Elle aimait la pluie, pour le bruit et l’odeur. Je bu mon café d’un trait, fis mine de me lever et payai la note alors qu’elle se trouvait là, droite et fière devant moi, belle, les cheveux à peine humides, comme si la pluie lui avait tracé un chemin au sec pour ne pas abimer sa beauté. Elle était belle et moi je ne l’aimais plus.
-Bonjour, Harry !
-Madeline.
Alors qu’elle recherchait mes lèvres, je lui tendis ma joue, elle se contenta d’un revers mal rasé qui irriterait sa peau si elle s’y attardait trop. Elle m’embrassa avec tout son malheureux amour de femme.
-Tu partais ?
-Oui, à l’instant.
-Reste, je t’invite !
Nous sommes restés là, l’un en face de l’autre, Madeline souriant de ce sourire qu’ont seuls les anges, moi remuant mon café sans y avoir mit de sucre. Ca sentait le chocolat chaud et la crème de marrons. Ca sentait Madeline. Un mélange de beurre fondu et de confiture de figues sur du pain grillé.
-C’est bon !
-Oui c’est bon. Je te quitte.

Il se leva sans un regard vers elle, s’essuya la bouche d’une serviette en papier qu’il laissa sur la table et disparût.


CHAPITRE II




Sa beauté n’avait d’égale que sa tristesse, qu’elle répandait en larmes comme l’enfant sème derrière lui des cailloux pour ne pas se perdre. Et elle s’avançait, lasse, dans cette foule anonyme, élégante sans sourire. Son cœur n’était plus qu’animal et elle ne respirait encore que par simple peur d’enfin mourir. Elle avançait, belle, dans cette vie qui la faisait souffrir, qui avait glacé sa chair d’illusions. Un pied devant l’autre, le regard par terre, ses longs cils maquillés de noir donnaient de l’ampleur à sa peine. Il dégageait d’elle comme un respect anobli de la femme qui se laisse abattre en suppliant son bourreau d’une éteinte voix. Sa marche n’était qu’une lente traînée d’indifférences. Elle ne voyait que des ombres, des ombres avec des dents, des semblants de peau qui déambulaient, un assemblage de couleurs qui n’existaient que dans sa tête.
Elle aurait aimé avoir un chien, un petit chien, tellement plus grand qu’elle, un fort petit chien pour la protéger dans sa solitude. Elle n’aurait plus rien de tout cela. Alors elle se l’imaginait, un joli collier autour du cou, une courte laisse pour ne pas qu’il s’éloigne trop et elle s’arrêtait au pied des arbres pour laisser son petit renifler la vie d’autres.

Le vent soufflait dans ses tempes et ramenait à ses oreilles le son de la voix d’Harry. Il lui arrivait alors de se retourner et de rester debout, immobile, à guetter son fantôme, la paume de la main droite légèrement ouverte, comme tendue à des doigts invisibles, l’autre posée maladroitement sur sa poitrine. Elle regardait au loin, les paupières presque closes et elle demeurait songeuse, attendant le profil d’une silhouette tant de fois admirée, jusqu’à ce qu’un gamin la bouscule, courant à tout vitesse, manquant de tomber en tentant de retenir son cartable déjà bien trop lourd de leçons. Elle prenait alors conscience qu’aucun doigt ne s’accrochait aux siens et qu’aucun chien ne la regardait en remuant la queue avec des yeux rieurs. Elle était désormais seule face à l’absence, seule avec ce cœur qui lui rappelait sans cesse le manque d’un souffle sur sa peau.
Par là apparaissait l’enseigne verte et clignotante d’une pharmacie. Madeline s’y avança et resta comme subjuguée par l’ouverture automatique des portes coulissantes. Elle recula et attendit que les portes se referment d’elles-mêmes puis s’approcha à nouveau du détecteur de présence qui fit se rouvrir les portes. L’espace d’un instant elle se sentit être Moïse faisant s’ouvrir les flots de la Mer Rouge. Elle entra dans cette petite boutique aux murs blancs sur lesquels se chevauchaient des posters où des grosses lettres capitales formaient les mots « cancer » et « sein ». Ca sentait l’hôpital et l’eucalyptus, et devant elle s’étalaient les drogues légales empilées sur des étagères en bois verni.
«    - Bonjour Madame ! Que puis-je faire pour vous ?
Euh… j’aimerais quelque chose pour dormir. »

Madeline ressortit avec un flacon de gélules de valériane qu’elle jeta dans la première poubelle venue. Jamais les plantes n’avaient réussi à lui faire retrouver le sommeil mais elle n’avait pas osé refuser le flacon à la vendeuse qui lui avait souri bêtement tout au long de son monologue à seule fin d’épancher l’incroyable contenu de son intellect.
Elle se remit en marche, sans savoir où elle allait.  Elle croyait parfois reconnaître le visage d’Harry au détour d’une rue, derrière une vitrine ou dans un nuage de fumée à un bar. A chaque fois se rallumait cette étincelle dans son regard, cet espoir de le retrouver, de le serrer à nouveau contre son ventre, de respirer ses doigts et leur odeur de tabac froid, d’entendre son rire et de sentir monter en elle le désir de descendre sa main vers son sexe gonflé réclamant les caresses.
Elle se savait être belle, bien que défigurée par les larmes, sa croupe était toujours celle d’une femme qui attire sur son passage les sifflements des hommes. Elle se savait être belle alors elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas pour quoi elle pouvait les avoir tous et tous les faire devenir fous  et l’avoir perdu, lui, son amour, son seul amour.
Elle entra dans une brasserie et commanda une bière blanche et une salade d’avocats en vinaigrette. Elle alla s’asseoir en terrasse où le soleil timide soulageait les claquements de ses dents. Il ne faisait pourtant pas froid, et elle se disait alors que même son sang la quittait, par petites traînées laissées ci et là sur les pavés, elle qui ne cessait de courir après le vent, après lui, juste au cas où il serait quelque part à l’attendre à un feu rouge, son amour. Baliverne. Elle ne toucha presque pas à sa salade et recommanda une bière dans laquelle une abeille un peu sonnée par l’orage vint se noyer.

Elle ne voulait pas rentrer. Tout là-bas la cloisonnait dans son souvenir. Lui, partout où son regard se posait. Et le silence, l’infernal silence d’un appartement dans lequel on rentre le soir et où personne ne nous attend. Aucun enfant qui ne court vers nous en criant notre nom, aucune vapeur de cuisine, aucun jouet sur le sol et nul vêtement trainant sur le canapé ni de chaussettes éparpillées dans les tiroirs à vaisselle. Rien que des volets fermés pour ne pas que rentre trop la chaleur et la poussière de milliers de vies qui s’entassent dans les mémoires. Mais il le fallait, rentrer encore dans cet hier qu’elle se refusait d’oublier, dans tous ces cris d’ivresse qui finissaient étouffés par l’entrelacement des langues, dans cette mort qui la regardait en souriant, tendre et effrayante. Elle entra la clef dans la serrure, respira fortement et fit se soustraire le verrou à la machination maléfique du bout de ferraille sculpté.

Elle quitta ses sandales, accrocha son trousseau au panneau fait pour l’usage, sur lequel un chaton regardait un papillon plus gros que lui voleter au dessus de son nez et elle alluma l’abat-jour du couloir dont l’ampoule frétillait et poussait des gémissements d’ennui. Sans même jeter un coup d’œil sur le salon, elle se traîna douloureusement dans la salle de bain. Elle fit tomber sa robe sur ses étroites chevilles et se regarda, nue et sans vie, dans ce miroir qui ne reflétait plus que l’ombre d’elle-même.
Ses seins étaient hauts et arrondis, son buste court et ses jambes fines. Elle laissa tomber ses bras le long de ses hanches et elle se mit à fixer son nombril, centre de toutes ses questions. Elle en faisait le tour avec l’index, et finissait toujours par toucher les poils bruns et bouclés de son pubis qu’elle regardait avec dédain. Elle faisait des moues de poupée russe et mordillait sa lèvre inférieure, souriait et souhaitait bonsoir à un vieil homme pervers qui l’auscultait du coin de l’œil, une pipe à la bouche, une canne à la main. Puis elle se regardait dans les yeux, ces noirs globes sans fond, rougis par le sel de l’amour, ces yeux d’habitude si grands ouverts sur la beauté du monde, ses yeux aujourd’hui qui lui donnaient l’allure et le masque d’un panda, le maquillage coulé, noyé dans la peine comme l’abeille dans la bière.
A quoi bon un corps, désormais ? A quoi bon cette peau blanche qu’il aimait tant ? A quoi bon ces joyaux de courbes qui frôlaient la perfection ? A quoi bon un corps pour le seul contentement de son regard dans un triste miroir ?
Elle finit même par se demander quel était l’intérêt de prendre une douche et de sentir bon si plus aucune narine ne venait renifler son entrecuisse. Elle saisit une robe de chambre en soie saumon et fit claquer la porte en sortant, bien décidée à ne plus faire aucun effort pour l’entretien d’une inutile et menteuse enveloppe.

Elle se dirigea, tête basse et titubant, vers le placard mural qui avait toujours été la cachette de mille et un trésors. Vu de l’intérieur, il ressemblait plutôt à un lieu secret où résidait une civilisation entière de toutes sortes de dinosaures et autres monstres marins que Madeline n’avait jamais pu se contraindre à jeter. Ils étaient là, comme le signe d’une époque révolue durant laquelle elle était l’expéditeur de renom qui partait à la conquête du dernier spécimen de boa reptilien à deux pattes. Elle se revoyait, courant, en bermuda, les mollets maculés de morsures de moustiques carnivores,  machette en main, se frayant un chemin parmi les ronces et les feuilles de bambou et de bananiers, criant à tout va « gare à l’araignée géante ! » et finissant toujours par combattre une espèce inconnue d’oiseau préhistorique qui crachait des flammes. Elle prit tout ce qui ressemblait de près ou de loin à des peluches dont certaines avait perdu la tête, un bras ou  les deux yeux. Elle laissa un clown marionnette dont le sourire trop allongé  lui rappelait celui du clown tueur qu’elle avait vu dans un film interdit aux enfants de moins de douze ans quand elle en avait tout juste neuf. Elle prit soin de le fourrer au plus profond d’un carton qui contenait des tas de babioles oubliées, de sorte à enterrer à jamais l’incarnation des cauchemars de son enfance.
Elle traversa ainsi le salon, qui était toujours plongé dans l’obscurité, avec son gros sac de peluches dans les bras.     
En partant, Harry avait reprit l’ensemble de sa collection de livres d’Histoire  qui relataient la seconde guerre mondiale dans son intégralité. Madeline s’était toujours demandé d’où provenait sa fascination pour les corps décharnés des camps de concentration. Elle n’aura jamais la réponse. L’étagère qu’il avait alors laissée vide avait un air dévasté, comme l’ont les villages en bord de mer après le passage d’un ouragan. Madeline sortit les peluches du sac et les disposa par taille décroissante sur l’étagère, les ours des forêts européennes côtoyant habilement les belugas et autres manchots empereurs du pôle arctique. Elle s’éloigna pour avoir une meilleure vue de l’ensemble de sa réalisation et décida de placer le poulain de Przewalski  près de sa mère plutôt que près du renard des neiges pour ne pas qu’il ait peur. Elle déplaça le divan en cuir rouge devant l’étagère et s’assit, satisfaite de son nouveau public. Elle retira le lapin à qui il manquait les yeux, convaincue qu’une peluche doublement borgne ne pourrait être un membre actif et satisfaisant de son auditoire.
Puis elle s’endormit, recroquevillée comme un fœtus, et rêva qu’elle s’envolait par la fenêtre.








CHAPITRE III




    Elle, qui d’habitude se levait avec le chant du coq, se réveilla vers midi. Elle avait la tête qu’ont les fêtards les lendemains de cuite. Elle se redressa sur son fauteuil qui lui avait servit de lit et ouvrit les yeux sur la brochette de peluches qui avait monté la garde toute la nuit. Madeline sourit. Elle s’étira de tous ses membres et se dirigea vers la cuisine où elle fit couler son café. Elle prit une tasse et se retint de mettre un sucre. Harry n’en mettait pas. Elle tourna quand même son café chaud, comme il le faisait. Elle prit sa tasse et retourna s’asseoir sur son fauteuil. Elle regardait les dizaines d’yeux qui la scrutaient et se rappela qu’elle était seule.
Un grand silence s’installa quand elle cessa de touiller son café. Elle le revit alors, assit en face d’elle, dans ce train express régional. C’était un jeudi, aux heures de pointe. Elle était arrivée trois minutes avant le départ et n’avait trouvé d’autre place assise que celle placée près des portes, celle sans accoudoirs, avec le siège qui bascule et vous donne la nausée. Heureusement que c’est l’endroit le plus propice aux courants d’air, ça apaisait quelque peu les bouffées de chaleur que lui créaient les virages.  Un homme était entré d’un pas précipité, Le Monde à la main, les cheveux en bataille et le haut de la chemise ouvert. Il s’était assis sur les marches qui mènent à l’étage, juste en face du cheval à bascule que chevauchait Madeline. Elle était restée, tout le long des cinquante et une minutes du trajet,  le visage tourné vers la fenêtre, à regarder défiler le paysage. Maintenant elle se disait que ce n’était pas le paysage qui défilait, mais elle, simplement elle, qui vagabondait déjà sur le fil de la vie. Les arbres seraient encore là demain. Lui était resté là, sur les marches, même après les premiers arrêts qui permettaient la descente de la moitié des passagers. Les sièges première classe n’avaient pas suffit à lui faire détourner son regard d’elle.
Aujourd’hui, c’était la panthère rose trônant sur l’arméee pelucharde qui était tombée sous le charme.
Madeline et Harry ne s’étaient pas revus après cette première rencontre. Elle était ce même soir rentrée chez elle avec une boule dans le bas du ventre, en marchant un peu moins vite que d’ordinaire, un sourire niais collé sur le visage comme le sont les numéros de masseuses particulières sur les panneaux de signalisation.
Et puis rien. Ils ne s’étaient plus revus. Jusqu’au jeudi suivant. Cette fois-ci, Madeline était arrivée avant le train. Elle s’était emparé d’un siège bleu avec des pois blancs, un de seconde classe, dans le sens de la circulation, côté fenêtre, le siège d’à côté était resté libre. Ce n’était pourtant pas l’affluence qui manquait, mais c’était toujours comme çà, ou presque. C’était comme si personne n’osait venir s’asseoir près d’elle. Elle n’avait jamais compris pourquoi. Harry lui disait qu’elle impressionnait, qu’elle avait cette distinction qu’ont les premières classes, et que cela devait faire peur à la masse de prolétaires qui voyageaient en fraude. Elle leur faisait comprendre par sa stature naturelle qu’ils n’étaient pas à leur place. Puis débarqua ce même homme, Le Monde dans un sac en bandoulière. Il s’assit sur le siège à côté d’elle. 
«  -  Bonjour. Je peux ?
Vous êtes déjà assis.
Oh, oui. Excusez-moi.
Harry se releva, devant la mine déconfite de Madeline qui ne comprenait pas pour quoi il ne faisait pas que poser son derrière sagement sur cette place libre et attendre patiemment l’arrivée à destination sans mot dire.
Je peux ?
Bien sûr, il n’était pas nécessaire de vous relevez, excusez-moi.
Ne vous excusez pas, c’est inutile, vous faites preuve de bon sens, ça m’échappe parfois.
Oui, sans doute, ça doit être ça. »  

Après cette deuxième rencontre, ils se revirent tous les jeudis suivants, jusqu’à ce fameux jeudi de décembre où le train prévu avait été annulé à cause de fortes chutes de neige. Ils étaient restés là, devant le panneau d’affichage des départs, l’un à côté de l’autre. Harry l’invita à boire un verre en attendant le prochain départ. Sans savoir ce qu’il se passa entre eux ce soir d’hiver, ils prirent ensemble le train qui les chemina vers une nouvelle vie conjugale qui dura trois années.

Madeline avala son café d’une traite et conclut qu’il ne faisait pas bon rester dans ce lieu trop chargé de souvenirs. Elle attrapa une robe mauve, la première à sa portée, la revêtit et sortit sans s’être coiffée, en adressant un « à tout à l’heure » à la panthère rose.
Elle entra dans un bar, alla s’asseoir sur un tabouret et attendit qu’on lui demande ce qu’elle souhaitait boire. Le barman vint à elle, grand sourire aux lèvres, une bedaine délivrant le secret d’une consommation de bière exubérante.
Qu’est-ce qu’elle veut, la belle Demoiselle ?
Une vodka, merci.
Pomme, orange… banane ?
Pure.
Oh, mais c’est qu’elle a du caractère, la Demoiselle ! dit le bougre obèse qui caressait de ses doigts boursoufflés le malheureux torchon posé sur son épaule.    
Madeline baissa les yeux et sortit, exaspérée par tant de délicatesse. Elle acheta finalement une bouteille à l’épicerie du coin et marcha jusqu’au parc à jeux, comme attirée par les cris des mômes qui vivaient tout ignorants de leur malédiction d’exister. Elle s’assit sur un banc et contempla cette masse informe d’embryons à terme que l’on nomme enfants. Sur les autres bancs, des femmes avec des poussettes et de rares hommes, un livre à la main, tous dissimulant leur passion dévorante pour l’observation passive de descentes de toboggans et de parties de marelle qui formaient le monde merveilleux des moins de dix ans. Petits êtres articulés qui poussaient des cris par simple envie de se faire entendre. Simple progéniture, besoins de poupée d’une mère, erreurs de parcours d’un père. Tous étaient là, gaillards, vaillants, les yeux émerveillés devant un château de sable, visant le ciel du haut de leur balançoire en plastique, jetant des cailloux aux pigeons et tentant de remplacer les pattes manquantes des scarabées par des bouts de bois collés avec de la glue.
C’était donc çà, le sens de toute chose. Cette profusion de corps flasques se chamaillant pour un tour de mouton à ressorts dans une aire de jeux. C’était çà, le sens de son maquillage et des séances de musculation des mâles de son âge. La naissance d’un nouvel être à crever. La vie. Son souffle. La procréation. La banane. La copulation. Aucune place pour les sentiments, pour l’honnêteté d’une relation sans la vulgaire finitude d’un enlacement créée de toutes pièces pour l’unique et sulfureux indicible besoin de se reproduire. L’entremêlement des sexes pour finir assis sur un banc, dans un parc interdit aux chiens, à contempler comme la huitième merveille du monde un rejeton qui ouvre le ventre d’une souris morte avec une pierre taillée pour ressembler à ses ancêtres primates. Ce n’était que çà.
Madeline vomit dans les buissons derrière elle, sous les regards vicieux des saints et saintes qui rappelèrent leurs innocences avec de grands gestes d’indignation.
C’est çà, barrez-vous, sales mioches, bande d’exhibitionnistes ! hurla Madeline à la tête des retardataires trop curieux des choses adultes.
Elle ne savait pas si c’était la conséquence d’un manque de tenue de l’alcool ou la vision réductrice d’une vie menée uniquement par les soubresauts des organes du dessous de la ceinture qu’elle venait de rejeté aux entrailles béantes de la terre, mais cette idée de pouvoir rendre à la matrice le nauséabond de ses souffrances la soulagea de son dégoût du moment. Elle se mit debout, en s’appuyant sur le dossier du banc, et se mit en marche, en titubant, se racontant à elle-même son merveilleux malheur de vivre. Des gens l’entendaient se parlant à voix haute, et s’inventant des histoires drôles qui ne faisaient rire qu’elle. Certains baissaient les yeux à son passage et d’autres se retournaient sur elle en médisant cette « pauvre fille » à « l’air complètement névrosé ».  Il lui arrivait alors de se retourner à son tour et de tirer la langue à ces railleurs pernicieux et pervers, de pousser un grognement d’ivrogne accompli afin de leur faire sentir jusqu’à l’odeur de sa gorge encore humectée de bile et de rendu d’estomac.  Il s’agissait souvent de couples de vieux rabougris manucurés et permanentés qui, par refus d’accepter leur fin devenue proche, s’incrustaient dans l’époque révolue de leur jeunesse verdoyante où les champs n’étaient cultivés que par la gentille et catholique vertu des sages et tolérables mœurs. La bonne vieille venait alors se souder comme un seul membre à son bon vieux de mari que la libération sexuelle et la dépendance des femmes avaient rendu incapable de la moindre prise de position. Si l’intelligence prenait de l’ampleur avec les années, la bêtise aussi, finissait par se dire Madeline qui dodelinait toujours tant bien que mal, les mains prenant appui à tout ce qui était de par sa matière inanimée plus solide qu’un corps de femme ivre.








CHAPITRE IV




   

Elle riait, comme au temps où Harry passait ses doigts dans le creux de ses genoux. Elle riait aux éclats, dans cette foule qui s’écartait à son passage. Elle voulait mourir de rire, des crampes tiraillant son ventre vorace qui réclamait son dû. Son ventre glouton avait faim de cette extase que lui procure l’ingestion à outrance. Il voulait manger, il voulait qu’elle vive et se jette sur tout ce qu’il y a de digeste. Madeline continuait à rire, en se donnant de violents coups sur le ventre pour faire taire les clameurs de l’affamé.
Tais-toi, imbécile ! Tais-toi ! La ferme !
Si certaines personnes prenaient ces injures pour elles et insultaient la belle enjouée en retour, d’autres se mettaient à plaindre avec des remuements de tête cette femme que la vie n’avait sans doute pas épargné de tristesse.
Après son gouffre nombriliste, ce fût sa vessie qui lui rappela son caractère d’être vivant. Alors que tout en elle mourait, son corps lui ordonnait de vivre, de marcher, de se relever après être tombé, de courir aux latrines pour apaiser ses douleurs scatologiques, de se mordre l’intérieur des joues pour avoir à mastiquer quelque chose et ne pas laisser s’enraciner le vide d’un air pollué comme seul et unique aliment à digérer. Elle crût devoir se battre contre elle-même. Ce devait être ce fameux instinct de survie dont lui parlait Harry quand il tentait d’expliquer la survivance de ces hommes et femmes d’Auschwitz et de Buchenwald qui étaient restés debout, mués par on ne sait quelle force que l’on a nommé espoir en lequel il ne pouvait croire, persuadé que l’espoir n’était qu’une prétentieuse farce pour paumés. Pour lui, c’était ce courant impalpable de survivre et de perpétuer l’espèce qui avait soulevé ce peuple maudit vers un salut impensable. Peut-être n’avait-il pas tort, après tout. Elle n’en savait rien, ne s’était, à vrai dire, même pas penché sur la question. Pour elle, un individu naissait et mourrait quand le sort l’avait décidé. Penser alors à ce qui la faisait tenir debout ne lui avait été d’aucun intérêt.
Madeline rentra chez elle, dégoulinante de sueur et parsemée de spasmes que lui provoquaient les remontées acides de l’alcool. Elle se versa un café, qu’elle oublia de faire réchauffer. Elle avait entendu dire que la caféine contrait les effets indésirables de l’alcool. Elle apprit ce jour-là que le café froid, à défaut de dessaouler sur demande, calme presque instantanément la sensation de faim. Elle se déshabilla et, entièrement nue, s’allongea à même le sol. Elle se dit d’un coup que ça devait faire du bruit un cochon qui pleure et se jura de ne plus avaler un seul morceau de viande, généralisant les pleurs du cochon à ceux des vaches et des poulets qu’on entasse comme des pelotes dans des cages minuscules et sans lumière. Elle se les imagina, toutes ces bêtes de foire, abruties par les cris de leurs congénères, puants la fiente et droguées aux médicaments. Elle se sentait être une volaille et commença quelques séries de gloussements entrecoupés de haut-le-cœur.
Elle imaginait que dehors c’était l’hiver. Des arbres sans feuilles et un tapis de neige blanche. Des hommes et des femmes qui n’osent presser le pas par peur de glisser sur les trottoirs recouverts de gel. Elle entendit soudain la pluie taper sur les carreaux. Elle se dit que c’était la neige qui s’était gorgée de grêlons. Elle voyait du chocolat couler dans les gouttières. Elle avait envie d’effacer de sa mémoire les côtes japonaises tâchées de rouge et les hurlements des dauphins massacrés. Elle se prit de l’envie d’avoir un chat, de se confectionner un manteau avec sa fourrure et pouvoir l’entendre miauler encore. Il lui faudrait bien déménager, et elle construirait alors une maison en carton que la poussière rongera, et elle n’aurait plus qu’à penser à la manière de combler les heures de chaque nouveau matin encombrant. Garder aussi le sourire et l’air agréable, pour sa fourrure et ses oiseaux de laine. Elle se persuada que la pluie s’engouffrait dans la pièce, elle était comme dans une baignoire bouillante et parvenait à entendre le sifflement de la mer. Devant elle, une anguille se faisait bouffer par une méduse, et le dauphin refusait de respirer. Elle imaginait les trottoirs comme des étales à poissons, comme un marché géant où elle slalomerait entre les truites et les dorades, en évitant de croiser le regard des langoustes encore vivantes qui se débattaient par terre et soufflaient sur leurs pates pour réchauffer leurs pinces invisibles. Elles paraissaient nager dans un océan d’ordures. Elle avait envie de gueuler au visage de tous ces hommes qui riaient dans tout ce noir. Elle avait envie d’Harry.
Cette pensée vint interrompre sa rêverie. Elle se leva d’un bond et passa la tête par la fenêtre qu’elle ouvrit.
Dehors, il n’y avait pas de neige, il ne faisait même pas froid, il n’y avait aucune langouste sur les trottoirs et elle savait les dauphins mourir encore. Elle referma la fenêtre, se tourna vers sa cuisine. Elle confondit alors l’ampoule du plafond avec le soleil. Il lui suffirait de presser l’interrupteur pour décider du jour ou de la nuit, décider qu’une semaine durerait une année et ne pas craindre les rides qui se dessineraient bientôt sur ses mains.
Au-dedans comme au dehors, il n’y avait rien à regarder. Rien qui ne donne un sens à la douleur qui opprimait son organe noble. Madeline se refusait de prononcer le mot « cœur » depuis Harry. C’était son mot à lui, lui qui parlait de sa personne en disant « mon cœur » à la place d’un banal pronom personnel. Ca lui donnait un air sensible. Enjôleur.
Elle pensa que sa chouette en peluche n’avait jamais réussit à voler, qu’à chaque fois qu’elle l’avait jeté en l’air elle était retombée par terre, comme amoureuse du sol. Elle voyait nager des poissons rouges dans la cafetière. Bruyamment, pour engloutir un sanglot elle se mordit la lèvre. Le goût du sang se propageait sur sa langue et parfumait son palais. Elle aurait aimé se prendre dans ses bras toute seule, et que quelqu’un lui cogne la tête contre les murs pour dissiper son amour. Et les pleurs des baleines remplissent la mer de son sel.  Les yeux plein de larmes, elle regarda le rond de la porte d’entrée et s’imagina regarder par un hublot. Elle se sentit être une sirène condamnée dans un sous-marin.
Elle pleura.








CHAPITRE V




   

Le temps semblait s’être suspendu et quand Madeline se réveilla, elle ignorait si c’était le jour ou la nuit, le matin ou le soir. Elle ne sentit que la soif, et un énorme creux à la place de l’estomac. Son visage était humide des larmes qu’elle avait dû verser entre deux cauchemars devenus habituels. Elle se levait, en chancelant, et allait boire un grand verre d’eau fraîche. Le liquide d’un goût amer réveilla la douleur dans sa gorge, et avec elle, celle de son souvenir. Ses joues se mouillèrent de nouveau. Elle était devenue incapable de retenir ses larmes. Elle grelottait sans avoir froid, et ses dents claquaient de manière incontrôlée. Avec Harry, c’est toute la chaleur de vivre qui l’avait quittée. Jamais, sans doute, ne s’était-il aperçu de la profondeur du mal qui rongeait celle pour laquelle il aurait, selon ses dires, tout donné. Ses journées se résumaient désormais à rester prostrée sur son canapé, roulée en boule, les bras enserrant ses genoux qu’elle recroquevillait contre son abdomen. Le regard dans le vide. Parfois elle prononçait le prénom d’Harry, jusqu’à ce que son corps se mette à trembler frénétiquement et l’empêche de formuler sa torture. Elle resserrait alors l’étreinte de ses bras en s’asseyant, et la tête appuyée de toutes ses forces sur ses genoux, elle basculait d’avant en arrière. Elle entrait dans un tel état de mutisme qu’au fur et à mesure des mois qui défilaient, plus personne ne s’enquit de son état. Les rares amis de Madeline avaient commencé par renoncés à lui rendre visite. Ils tentaient de temps à autre un coup de fil qui n’aboutissait qu’à l’infatigable voix du répondeur, qui indiquait que la boite de réception était saturée et qu’il serait préférable de renouveler leur appel.
Madeline survivait tant bien que mal. Elle ne comptait plus sur l’alcool pour lui rendre la vie acceptable. Elle avait perdu toute envie. Elle restait parfois des demi-heures entières sous la douche, laissant couler un mince filet d’eau froide qui lui donnait la chair de poule. Et elle retournait sur son canapé. Il lui fallait cohabiter avec ce monstre inconnu qui était tapi en elle. Un monstre griffu qui lui donnait l’impression d’être éventrée de l’intérieur. Le manque. La solitude. L’angoisse que cet état ne finisse jamais l’avait désertée. Elle n’était plus à même de penser, de raisonner ou d’élaborer un plan afin de dénicher on ne sait où une sortie de secours. Son tunnel était jonché de boue qui la retenait prisonnière, pareille à des sables mouvants. Chacun de ses gestes l’y enfonçait davantage, la plongeant encore plus profondément dans cet antre sans fond. Chaque pensée de lui lui valait de faillir s’étrangler avec un sanglot. Il arriva un moment où ses larmes ne coulèrent  plus, laissant de larges cernes violacés sous ses yeux éteints. Ce fût encore pire. Ce fût comme si les larmes formaient une ronde dans sa gorge et y dansaient, habillées d’épines de rose qui lui laceraient joyeusement la peau. Elle ne parlait plus. A qui aurait-elle confié ses mots ? Sa douleur était dès lors devenue insupportable. Le monstre creusait toujours plus, insatiable, riant de sa progression, atteignant chaque centimètre de son corps. Plus rien ne prenait la fausse allure d’un refuge. Madeline devait parfois crier pour soulager ses membres durcis par l’immobilité prolongée dans laquelle elle les avait confinés. Il lui fallait même se rappeler de respirer, son souffle se coupait et il manquait plusieurs fois par jour de lui provoquer une crise d’asthme.  Peut-être l’aurait-elle préféré. Elle mangeait le moins possible. Madeline avait comprit que la faim qui tiraillait son ventre faisait se concentrer en un seul endroit toute sa douleur. Ses membres semblaient se reposer dans ces moments de jeun. Cela lui faisait une raison valable de refuser de se nourrir. Elle ne voulait pas donner à manger au monstre, alimenter ses propres pensées et se donner de nouveau assez d’énergie pour se remémorer. Elle vivait dans un vague flottement, dans la sensation de malaise et d’euphorie que la sous-alimentation entraînait. Sa tête lui tournait à chaque fois qu’elle tentait de se mettre debout. Et plus elle faisait durer la période d’abstinence, plus le monstre en elle semblait se taire. Elle n’avait plus la force de trembler ni celle de claquer des dents. Des poils lui poussaient dans le bas du dos, réaction de protection du corps à la sensation permanente de froid que la restriction de nourriture entrainait. Et dehors, c’était l’hiver à nouveau. Dans son cœur, par contre, c’était le néant. Mais dans ce néant-là, l’euphorie parvenait parfois à prendre le pas sur l’abrutissement. Les cafés froids permettaient de veiller et de profiter de l’accalmie provoquée par l’absence de nutriments. Elle crû avoir dompté la bête. Elle souriait parfois, les lèvres pincées, un poing pressé contre son plexus. Quoi de mieux que d’affamer le monstre pour en venir à bout ? Il finirait par s’auto-dévorer et il se détruirait tout seul, détruisant par la même occasion le mal que ses griffes acérées faisaient à Madeline, et le trou dans sa poitrine finirait bien par se boucher. Pouvait-il en être autrement ?  
Lorsqu’elle daignait tourner son regard vers une tomate ou une pomme et qu’elle l’engloutissait en de maigres bouchées, Madeline retrouvait ses larmes, et avec elles, la conscience de sa souffrance. Derrière elle, de l’autre côté du canapé, le poste de télévision représentait le vide de son existence. Un carré sans couleur, laissé sur un meuble plein de poussière, inutile, sans plus personne pour le regarder.
Il en fallait si peu, pour qu’à la manière de Madeline, le monstre enfouit dans sa poitrine ne rugisse à nouveau. Un peu de sucre et sa masse opprimait encore ses poumons jusqu’à la faire suffoquer. Dans un élan insoupçonné de forces retrouvées grâce à l’ingestion d’une orange et de deux biscottes beurrées, Madeline descendit le poste de télévision, ses disques, sa chaîne-hifi, ses livres, tout ce qui pouvait lui rappeler la vie, aux poubelles. Ses peluches aussi. Son chamboulement laissait des meubles et des étagères vides, à l’image de son cœur, empli seulement par la douleur, à l’image de son estomac, qui avait cessé de réclamer toute substance.
    Il arrivait que des voisins sonnent à sa porte, s’inquiétant des cris qu’ils entendaient la nuit et qui provenaient de son appartement. Madeline ne trouvait alors rien d’autre à dire qu’elle était désolée. Désolée de rêver qu’Harry l’enlaçait, embrassait ses lèvres et lui souriait, désolée d’ouvrir les yeux et n’y trouver que du vide. Le rien partout autour. L’absence. Pas âme qui vive. Personne. Hormis dans ses nuits, où la frontière du rêve lui permettait de vivre encore son amour, rien qu’un peu, juste ce qu’il lui fallait pour tenir un nouveau jour, pour désirer dormir encore, et le retrouver. Manger un peu, rien qu’un peu, assez pour que son cerveau ait la force d’assembler les images et les lui offrir durant son sommeil.
Une année s’était écoulée comme çà,  ayant gommé tout moindre repère. Ni heure, ni saison, ni rien qui  puisse la rattacher à une quelconque vie sociale. Elle continuait à rester prostrée, cloitrée dans son trois-pièces. Le mal qui la rongeait s’était quelque peu apaisé, ou bien était-ce l’habitude qui le rendait moins poignant. Entre-temps, Madeline avait été radiée de sa faculté de lettres. Elle n’y présenterait jamais sa soutenance qui traitait du personnage de la fée dans la littérature médiévale. Elle sentait renaître en elle l’envie d’écrire. Mais que pourrait-elle raconter ? D’elle à elle-même, plus rien ne valait la peine que l’on s’y épanche, ni l’amour, ni la vie, ni le bonheur, ni l’espoir. Rien de tout cela n’existait plus. Ce n’était que des mensonges que l’on raconte aux enfants pour leur donner l’envie de grandir. S’ils étaient au courant de la malédiction qu’est d’être en vie, jamais ils ne grandiraient, jamais ils tomberaient amoureux, jamais ils ne parleraient de grande maison avec un petit jardin, de mariage, de bambins qui emplissent le sol de leurs jouets et de leurs rires. Les contes, ça n’existait pas. Ce n’était que des affabulations d’adultes consternés par la laideur de la réalité, qui créaient alors de toutes parts des mondes extraordinaires dans lesquels se réfugier. Pauvres vivants, qui n’ont d’autre choix que de supporter leur tendre tristesse.  

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